Santé des fleuves, santé des hommes : en Guyane, les leçons du Maroni

Que nous apprend le fleuve Maroni, frontière naturelle entre la Guyane et le Suriname ? De lui, nous n’avons souvent qu’une vision simplifiée et parcellaire : sa luxuriante forêt amazonienne, son bagne, le désastre environnemental et social de l’orpaillage illégal…


Sur le fleuve Maroni. Iamazone/Ronan Liétar

La réalité est tout autre, plus difficile à appréhender car complexe. Le Maroni est au cœur des enjeux de ce territoire ultra-marin, en pleine transition démographique, économique et écologique. Surtout, en posant avec plus d’intensité qu’ailleurs, la question de l’eau – son utilisation, sa qualité, ses représentations –, il nous rappelle qu’atmosphère, écosystème, humain, tous ces éléments de ce grand jeu qu’est la vie sont solidaires les uns les autres.

Si nos fleuves sont menacés, c’est notre identité qui est niée, c’est notre vie même qui est remise en cause.


Ce constat, nous l’avons dressé lors d’une conférence internationale organisée par l’association Initiatives pour l’avenir des grands fleuves (IAGF) et que l’Institut Pasteur de la Guyane a accueillie en avril 2019. Grâce à une approche interdisciplinaire et écosystémique des experts réunis à cette occasion, la question de la santé a été abordée sous un angle nouveau et des pistes d’actions proposées pour protéger et guérir efficacement le fleuve et les populations.


Une identité construite autour du fleuve


Ce fleuve imprévisible qu’est le Maroni est plus qu’une frontière géographique et administrative. Bassin de vie et de culture, il forge l’identité des communautés qui peuplent ses rives depuis des millénaires. Amérindiens, Bushinengués, Créoles, transportés au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, Surinamais ayant fui la guerre civile ou encore, plus récemment, Haïtiens et Brésiliens cherchant des conditions de vie meilleures : le fleuve abrite une population plurielle, composée de plus de 25 groupes ethniques différents !


D’ailleurs, dans cette région de l’Ouest guyanais, droit du sol et droit du sang s’estompent au profit d’une même revendication identitaire, celle du fleuve. Le Maroni est tout sauf une frontière, que ce soit pour les richesses mais aussi pour la pauvreté, la violence et les maladies.

Les familles sont réparties entre les deux rives, les enfants se rendent quotidiennement en pirogue à l’école, les trafics légaux et illégaux passent par la voie d’eau, de l’intérieur des terres vers le littoral.


Un fleuve vecteur de vie et mort


Les peuples du Maroni font face à de nombreuses vulnérabilités : éloignement géographique, faible niveau socio-économique, exposition à des conditions climatiques exceptionnelles, mode de vie, inégalités de santé…


Ici, le risque infectieux est grand, notamment par les arbovirus (maladies transmises par les moustiques) dans un territoire où les populations utilisent les eaux de surface des rivières et des criques pour se laver ou faire la lessive et laissent près des habitats des eaux stagnantes.

De nouvelles menaces se font jour, liées à la plus forte exposition via le fleuve aux échanges avec le littoral et le Suriname (maladies métaboliques dues à de nouvelles habitudes alimentaires, addiction à l’alcool et aux drogues dures pures), et à la contamination de l’eau. La défaillance du traitement des eaux usées et l’absence d’accès à l’eau potable pour plus de 45 000 personnes se combinent avec un manque d’hygiène encore marquée. Il résulte d’une méconnaissance des cycles de contamination ou règles de prévention mais aussi de la prégnance de certaines représentations culturelles ou pratiques ancestrales.

Un autre danger vient du mercure. S’il est naturellement présent dans le sol guyanais, le mercure est aussi largement utilisé de manière illégale par les orpailleurs pour amalgamer l’or, dans les 300 sites d’extraction aujourd’hui en exploitation qui produisent 10 tonnes d’or chaque année (contre 1 à 2 tonnes pour la production réglementée).


Ce mercure contamine les eaux, et, in fine, les hommes qui se nourrissent des poissons.


Un projet pour le Maroni et ses populations


Les populations du fleuve sont malades, le fleuve est lui-même fragilisé et sanctuarisé par de multiples bouleversements.


La pression démographique et migratoire, d’abord, avec des taux d’accroissement démographiques de 4 à 6 % par an dans les communes intérieures de Grand-Santi, Maripasoula ou Apatou, soit un doublement de la population en 18 ans ! Comment maintenir l’égalité de l’accès à l’offre de soins ?


La pression urbaine et économique est également forte, marquée par le développement de l’habitat spontané, l’isolement de populations sans accès à l’eau potable ni à l’électricité, la prégnance du chômage (près de trois-quarts des jeunes de 15 à 24 ans sont sans emploi et les externalités négatives de l’orpaillage illégal (économie souterraine, criminalité).


Le malaise est, enfin, social en raison du délitement d’une identité culturelle commune et du désenchantement qu’engendre la modernité auprès des plus jeunes. Un véritable conflit de loyauté se joue entre savoirs traditionnels et modèle de modernité imposé d’une part et entre générations d’autre part. Suicides et hystérisation collective sont des phénomènes qui enflent dangereusement.


Le fleuve est au centre de ces enjeux, en pouvant soit relier les communautés soit les séparer.



Pour autant, autour de ce bien commun qu’est le Maroni, le champ des possibles reste ouvert. Un projet peut et doit émerger pour le territoire et pour le bien-être des populations. La situation telle qu’elle est, d’un fleuve morcelé et fragilisé et de personnes en détresse, ne peut en effet plus perdurer. À quoi sert d’augmenter l’espérance de vie si c’est pour offrir une vie sans espérance ?


Par ailleurs, les conditions sont réunies pour faire de la Guyane un laboratoire d’un autre modèle de développement autour de son fleuve, car la démarche d’expérimentation et de partenariat est déjà à l’œuvre dans le domaine de la santé.


En voici quelques exemples : participation de tradipraticiens dans les protocoles de santé de médecine occidentale pour mieux accompagner et prendre en charge certaines pathologies parmi les populations autochtones ; projet de pirogues de la santé porté par l’Agence régionale de la santé en Guyane pour renforcer les actions de santé publique sur le fleuve et la médiation culturelle ; Malakit, initiative multipartenariale et expérimentale pour autodiagnostiquer et soigner le paludisme parmi les orpailleurs.


Il reste désormais à tous les acteurs locaux à poursuivre ce travail en commun entre domaines sanitaire, social, et recherche scientifique. Une nouvelle coopération entre les deux rives et entre amont et l’aval doit également émerger. Le fleuve est un être vivant, il ne peut être morcelé.


De nouvelles conditions de gouvernance doivent enfin être adoptées pour éviter le décalage entre normes et besoins locaux, entre la doctrine et les perceptions qu’ont les habitants de l’utilisation de l’eau ou de sa conservation. Ce doit notamment être le cas dans la lutte contre l’orpaillage illégal, où le procédé d’interpellations et d’investigations pour administrer la preuve s’avère souvent délicat d’un point de vue logistique (en plein cœur de la forêt guyanaise) et humain (les personnes interpellées étant aussi souvent des victimes sociales). Même constat dans le domaine de l’assainissement : s’il s’agit d’une obligation européenne et nationale, le taux de raccordement au réseau reste aujourd’hui faible dans l’Ouest guyanais, se heurtant au développement de l’habitat spontané et aux habitudes des populations.

Il s’agit d’adapter les règles, d’éduquer et d’associer les populations pour préserver l’héritage que représente le fleuve. Pour retisser le lien et lui donner un avenir.


Erik Orsenna, président de l’IAGF, et l’ensemble des experts internationaux de l’Association ont contribué à l’élaboration de cet article.

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