Chine : des milliards d’arbres pour contrer l’avancée du désert
Mis à jour : 13 août 2018
La bataille a commencé il y a quarante ans, quand Pékin a décidé de contrer l’avancée du désert dans le nord du pays en plantant des arbres. Des milliards d’arbres. Reportage.
La vue depuis le sommet de cette colline battue par les vents du xian (district) de Duolun, dans la région autonome chinoise de Mongolie-Intérieure, peut être considérée, selon l’humeur, comme extraordinairement inspirante ou profondément étrange. A des kilomètres à la ronde, la terre est sèche, beige et fouettée d’herbe jaunie. Mais droit devant, on aperçoit de vastes étendues arborées et géométriques – un carré, un cercle, des triangles qui se chevauchent – égayant les montagnes. En contrebas, la plaine est striée de rangées de jeunes pins tous identiques, en formation serrée comme des soldats à la parade.
Zuo Hongfei, le sous-directeur du bureau local de «reverdissement» de l’administration chinoise des forêts, montre du doigt un panneau où sont accrochées photos et images satellites. On peut y voir combien cet endroit était stérile il y a tout juste quinze ans – un paysage désert ponctué d’arbres et d’arbustes grêles. «Vous voyez ? dit-il, en pointant un cliché. Les maisons étaient presque entièrement ensablées !»
Le district de Duolun, situé au sud-est du désert de Gobi, a toujours été sec. Mais des décennies de surexploitation agricole et de surpâturage en ont transformé des portions entières en désert aride. Coupables : le changement climatique, mais surtout la croissance de la population. Le nombre d’habitants de la Mongolie-Intérieure a officiellement quadruplé durant les cinquante dernières années et le nombre de têtes de bétail a été multiplié par six. Tant de gens coupent des arbres pour en faire du bois de chauffage, tant de fermes et d’usines pompent l’eau de la nappe phréatique et tant d’animaux broutent l’herbe que la terre se dessèche, tout simplement. Sans racines pour la maintenir en place ni humidité pour la rendre pesante, la couche supérieure d’humus fertile s’envole, ne laissant que le sable et les galets. En 2000, l’essentiel (87 %) de la zone était devenu un désert, alimentant des tempêtes de sable (le fameux «dragon jaune») qui balayait régulièrement Pékin, à 350 kilomètres au sud. La situation était si désastreuse que le Premier ministre de l’époque, Zhu Rongji, se rendit dans le Duolun et déclara qu’il était «impératif de construire des barrières vertes» contre le vent. Et pour construire, ils ont construit ! Depuis ce jour, des millions de pins ont été plantés dans la région, recouvrant au total 80 000 hectares, activité poursuivie printemps après printemps. Selon les statistiques officielles, 31 % du Duolun sont désormais boisés.
Ce projet, toujours en cours, ne représente qu’un fragment d’un plan titanesque de Pékin, qui prévoit de créer des forêts, avec la plantation non seulement de pins, mais aussi de peupliers et de saules, à travers tout le nord de la Chine. Les étendues sablonneuses qui touchent 27 % du pays progressent rapidement – en 2006, elles gagnaient du terrain sur les terres arables au rythme de 260 000 hectares par an (soit la superficie du Luxembourg), au lieu de 155 000 hectares dans les années 1950. Le sable et la poussière envahissent régulièrement les fermes et les villages, et paralysent routes et voies de chemin de fer. Par centaines de milliers de tonnes, ils sont poussés par le vent jusqu’à Pékin et ailleurs, créant par là même un terrible risque pour la santé. Et les chercheurs estiment que la désertification coûte à l’économie chinoise quelque trente et un milliards de dollars chaque année. Solution trouvée par les autorités il y a quarante ans pour remédier au problème : édifier une nouvelle Grande Muraille, mais végétale cette fois. Durant des décennies, le parti communiste avait fait de la plantation d’arbres une cause juste, et même un devoir civique, mais le projet de «Brise-Vent des trois Nords» était beaucoup plus ambitieux. Il s’agissait de planter, d’ici à 2050, 35,6 millions d’hectares, créant une ceinture végétale d’environ 4 500 kilomètres de long, et, par endroits, de 1 450 kilomètres de large.
Le projet a du sens. Selon les Nations unies, la désertification affecte directement la vie de 250 millions de personnes à travers le monde. Au cours du siècle dernier, les Etats-Unis et l’Union soviétique ont lancé eux aussi d’énormes projets de création de forêts, et une vingtaine de pays africains travaillent à ériger une barrière verte pour stopper l’avancée du Sahara. Mais la croisade forestière de la Chine constitue finalement une cruciale épreuve de vérité : oui ou non, le génie humain est-il capable de sortir nos sociétés d’un problème environnemental majeur ?
A en croire Pékin, les résultats sont mirifiques : des milliers d’hectares de désert ont été stabilisés ; la fréquence des tempêtes de sable s’est réduite de 20 % entre 2009 et 2014 dans le pays ; et l’administration des forêts affirme que la Grande Muraille verte, combinée avec divers autres programmes de plantation dont elle s’occupe, a commencé à inverser les effets de la désertification. Cependant, un certain nombre de scientifiques se montrent beaucoup moins enthousiastes. La Chine est peut-être en train de gagner sa grande lutte contre les forces de la nature pour l’instant, mais à quel prix ? La Grande Muraille verte a été lancée en 1978, l’année où Pékin a commencé à ouvrir son économie, et les projets de plantation n’ont cessé de se multiplier depuis. Finie la ferveur forestière révolutionnaire, le gouvernement s’appuie désormais sur le capitalisme pour faire pousser les arbres. Les villageois sont payés pour semer des graines. Par endroits, le gouvernement loue aux paysans leurs terres pour les boiser. Des entrepreneurs se sont fait pépiniéristes, vendant de jeunes arbres et coupant les plus gros pour commercialiser le bois. Cette activité aurait réduit la pauvreté dans certaines régions. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a surtout rendu quelques personnes très riches.
Wang Wenbiao a grandi en Mongolie-Intérieure, dans une famille d’éleveurs de moutons à l’orée du grand désert de Kubuqi, à environ 900 kilomètres à l’ouest de Duolun. «Dans mon enfance, deux mots étaient essentiels, explique-t-il. Sable et pauvreté.» Le sable reste important pour lui, mais la pauvreté, elle, fait partie de l’histoire ancienne. En ce matin de printemps, dans l’élégant siège social pékinois d’Elion Resources, l’entreprise multimilliardaire (en dollars) qu’il dirige, l’homme, âgé de 58 ans, massif, le visage dépourvu de toute expression, est assis dans une chaise de cuir blanc. Il est flanqué de deux chargés de relations publiques. Face à lui, une fresque figurant des chutes d’eau et des forêts. C’est à l’âge de 28 ans que la chance a souri à Wang Wenbiao, quand il a été nommé à la tête d’une usine de sel dans le Kubuqi. «Une Jeep m’y a emmené, mais on est restés ensablés devant le portail», se souvient-il. Le sable et la rareté des voies de communication seraient les plus grands problèmes à résoudre, réalisa-t-il aussitôt. A vol d’oiseau, les salines étaient situées à seulement soixante kilomètres de la gare mais, pour convoyer les cargaisons jusqu’au chemin de fer, il fallait faire un détour de 330 kilomètres, via la seule route existante. Grâce à des subventions accordées par les autorités locales, Wang Wenbiao a donc commencé à tracer des voies coupant tout droit à travers le désert, frangées d’arbres et d’arbustes afin de tenir le sable en respect. Le commerce du sel d’Elion est devenu florissant et l’entreprise s’est diversifiée. Aujourd’hui, elle emploie plus de 6 000 salariés et ferait six milliards de dollars de chiffre d’affaires – dont environ la moitié avec des industries dites «traditionnelles», comme l’énergie au charbon – tout en s’étant repositionnée comme entreprise «durable». Elle possède des fermes solaires, cultive des plantes du désert précieuses pour la médecine chinoise et assure faire venir des milliers d’écotouristes dans le désert de Kubuqi chaque année. Elion est aussi l’un des opérateurs en charge de la Grande Muraille verte – à ce jour, elle a reverdi plus de 30 % du Kubuqi (environ 600 000 hectares). Et elle fait apparaître des forêts du jour au lendemain, en divers autres endroits, notamment dans une zone au nord-ouest de Pékin qui doit accueillir les JO d’hiver de 2022. «Un pays vert et une énergie verte, martèle l’entrepreneur. Ce sera ça, le mot d’ordre de notre développement futur.»
Lorsqu’on roule sur le ruban d’asphalte déroulé par Elion à travers le Kubuqi et bordé de rangées rectilignes de jeunes pins trapus et de peupliers élancés, pour la plupart pas plus hauts qu’un enfant de 10 ans, le sentiment est irréel. Au-delà des arbres, ce ne sont que vallonnements de dunes stériles. Au bout, on arrive au Seven Star Lakes Desert Hotel, propriété d’Elion, une sorte de palais coiffé d’un dôme, entouré de rangées de peupliers soigneusement irriguées et de pelouses vertes, avec une fontaine qui trône devant l’entrée. Les installations comptent aussi un improbable terrain de golf. Quand un employé de l’hôtel repère notre photographe, il exige que les clichés soient effacés. Comment toute cette verdure peut-elle tenir le coup dans un pareil désert ? «Tout le monde nous pose la même question», dit Wang Wenbiao. Et d’expliquer que les arbres n’utilisent qu’une toute petite quantité de l’eau que contient le sol et que s’ils parviennent à se développer, c’est parce qu’Elion s’est débrouillé pour faire pleuvoir. Les plantes elles-mêmes, qui exsudent de l’eau, ont rendu le climat plus humide. «Il y a vingt-neuf ans, il ne tombait ici que soixante-dix millimètres de pluie par an, poursuit-il. Ces dernières années nous sommes passés à 400 millimètres. Nous avons modifié l’écosystème.»
Interrogés, certains chercheurs se disent sceptiques. Des plantations dans cette région peuvent certes avoir légèrement augmenté l’humidité… mais quintupler les précipitations ? «Je pense qu’ils se trompent sur les chiffres», tranche Howard Diamond, chercheur à l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique. Cao Shixiong, professeur à l’Université centrale des minorités, à Pékin, un homme petit, nerveux et au sourire espiègle, propose une autre explication : «Quand il y a de l’argent à se faire, les gens racontent des salades. Le gouvernement central dépense des milliards de yuans chaque année pour planter des arbres. C’est pour cela que plein d’entreprises sont volontaires pour participer, pas parce qu’elles se préoccupent de l’environnement.»
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